Les Anciens avaient inventé la Démocratie
Les Modernes y ont ajouté la Liberté
Nous sommes responsables des deux...

Affirmons nos libertés !

Frédéric Bastiat

    Frédéric Bastiat (1801 - 1850) est un économiste, homme politique et polémiste libéral français.
    Entré tardivement dans le débat public, il marque la France du milieu du XIXe siècle en prenant part aux débats économiques : il collabore régulièrement au Journal des Economistes et entretient une polémique virulente avec Proudhon. Il participe à la vie politique française et est élu à l'Assemblée sur les bancs de la gauche.
    Il développa une pensée libérale, caractérisée par la défense du libre-échange ou de la concurrence et l'opposition au socialisme et au colonialisme.
    Relativement tombé dans l'oubli en France, il bénéficie d'une renommée internationale, en particulier grâce à ses Harmonies économiques. Il est considéré comme un précurseur de l'école autrichienne d'économie et de l'école des choix publics.
    Je mets ici quelques courts extraits de son œuvre, assez significatifs j'espère de sa pensée.

Au sujet de l'Etat

    L'homme répugne à la Peine, à la Souffrance. Et cependant il est condamné par la nature à la Souffrance de la Privation, s'il ne prend pas la Peine du Travail. Il n'a donc que le choix entre ces deux maux.

    Comment faire pour les éviter tous deux? Il n'a jusqu'ici trouvé et ne trouvera jamais qu'un moyen: c'est de jouir du travail d'autrui; c'est de faire en sorte que la Peine et la Satisfaction n'incombent pas à chacun selon la proportion naturelle, mais que toute la peine soit pour les uns et toutes les satisfactions pour les autres. De là l'esclavage, de là encore la spoliation, quelque forme qu'elle prenne: guerres, impostures, violences, restrictions, fraudes, etc., abus monstrueux, mais conséquents avec la pensée qui leur a donné naissance. On doit haïr et combattre les oppresseurs, on ne peut pas dire qu'ils soient absurdes.

    L'esclavage s'en va, grâce au Ciel, et, d'un autre côté, cette disposition où nous sommes à défendre notre bien, fait que la Spoliation directe et naïve n'est pas facile. Une chose cependant est restée. C'est ce malheureux penchant primitif que portent en eux tous les hommes à faire deux parts du lot complexe de la vie, rejetant la Peine sur autrui et gardant la Satisfaction pour eux-mêmes. Reste à voir sous quelle forme nouvelle se manifeste cette triste tendance.

    L'oppresseur n'agit plus directement par ses propres forces sur l'opprimé. Non, notre conscience est devenue trop méticuleuse pour cela. Il y a bien encore le tyran et la victime, mais entre eux se place un intermédiaire qui est l'État, c'est-à-dire la loi elle-même. Quoi de plus propre à faire taire nos scrupules et, ce qui est peut-être plus apprécié, à vaincre les résistances? Donc, tous, à un titre quelconque, sous un prétexte ou sous un autre, nous nous adressons à l'État. Nous lui disons: « Je ne trouve pas qu'il y ait, entre mes jouissances et mon travail, une proportion qui me satisfasse. Je voudrais bien, pour établir l'équilibre désiré, prendre quelque peu sur le bien d'autrui. Mais c'est dangereux. Ne pourriez-vous me faciliter la chose? Ne pourriez-vous me donner une bonne place? Ou bien gêner l'industrie de mes concurrents? Ou bien encore me prêter gratuitement des capitaux que vous aurez pris à leurs possesseurs? Ou élever mes enfants aux frais du public? Ou m'accorder des primes d'encouragement? Ou m'assurer le bien-être quand j'aurai cinquante ans? Par ce moyen, j'arriverai à mon but en toute quiétude de conscience, car la loi elle-même aura agi pour moi, et j'aurai tous les avantages de la spoliation sans en avoir ni les risques ni l'odieux! »

    Comme il est certain, d'un côté, que nous adressons tous à l'État quelque requête semblable, et que, d'une autre part, il est avéré que l'État ne peut procurer satisfaction aux uns sans ajouter au travail des autres, en attendant une autre définition de l'État, je me crois autorisé à donner ici la mienne. La voici:

    L'État, c'est la grande fiction à travers laquelle tout le monde s'efforce de vivre aux dépens de tout le monde.
[...]
    Mais ce qu'il faut bien remarquer, c'est l'étonnant aveuglement du public en tout ceci. Quand des soldats heureux réduisaient les vaincus en esclavage, ils étaient barbares, mais ils n'étaient pas absurdes. Leur but, comme le nôtre, était de vivre aux dépens d'autrui; mais, comme nous, ils ne le manquaient pas. Que devons-nous penser d'un peuple où l'on ne paraît pas se douter que le pillage réciproque n'en est pas moins pillage parce qu'il est réciproque; qu'il n'en est pas moins criminel parce qu'il s'exécute légalement et avec ordre; qu'il n'ajoute rien au bien-être public; qu'il le diminue au contraire de tout ce que coûte cet intermédiaire dispendieux que nous nommons l'État ?

Au sujet des emplois publics

    Il en est d'un peuple comme d'un homme. Quand il veut se donner une satisfaction, c'est à lui de voir si elle vaut ce qu'elle coûte. Pour une nation, la Sécurité est le plus grand des biens. Si, pour l'acquérir, il faut mettre sur pied cent mille hommes et dépenser cent millions, je n'ai rien à dire. C'est une jouissance achetée au prix d'un sacrifice.

    Qu'on ne se méprenne donc pas sur la portée de ma thèse.

    Un représentant (du peuple, NDLR) propose de licencier cent mille hommes pour soulager les contribuables de cent millions.

    Si on se borne à lui répondre: « Ces cent mille hommes et cent millions sont indispensables à la sécurité nationale: c'est un sacrifice; mais, sans ce sacrifice, la France serait déchirée par les factions ou envahie par l'étranger. » — Je n'ai rien à opposer ici à cet argument, qui peut être vrai ou faux en fait, mais qui ne renferme pas théoriquement d'hérésie économique. L'hérésie commence quand on veut représenter le sacrifice lui-même comme un avantage, parce qu'il profite à quelqu'un.

    Or, je suis bien trompé, ou l'auteur de la proposition ne sera pas plus tôt descendu de la tribune qu'un orateur s'y précipitera pour dire:

    « Licencier cent mille hommes! y pensez-vous? Que vont-ils devenir? de quoi vivront-ils? sera-ce de travail? mais ne savez-vous pas que le travail manque partout? que toutes les carrières sont encombrées? Voulez-vous les jeter sur la place pour y augmenter la concurrence et peser sur le taux des salaires? Au moment où il est si difficile de gagner sa pauvre vie, n'est-il pas heureux que l'État donne du pain à cent mille individus? Considérez, de plus, que l'armée consomme du vin, des vêtements, des armes, qu'elle répand ainsi l'activité dans les fabriques, dans les villes de garnison, et qu'elle est, en définitive, la Providence de ses innombrables fournisseurs. Ne frémissez-vous pas à l'idée d'anéantir cet immense mouvement industriel? »

    Ce discours, on le voit, conclut au maintien des cent mille soldats, abstraction faite des nécessités du service, et par des considérations économiques. Ce sont ces considérations seules que j'ai à réfuter.

    Cent mille hommes, coûtant aux contribuables cent millions, vivent et font vivre leurs fournisseurs autant que cent millions peuvent s'étendre: c'est ce qu'on voit.

    Mais cent millions, sortis de la poche des contribuables, cessent de faire vivre ces contribuables et leurs fournisseurs, autant que cent millions peuvent s'étendre: c'est ce qu'on ne voit pas. Calculez, chiffrez, et dites-moi où est le profit pour la masse?

    Quant à moi, je vous dirai où est la perte, et, pour simplifier, au lieu de parler de cent mille hommes et de cent millions, raisonnons sur un homme et mille francs.

    Nous voici dans le village de A. Les recruteurs font la tournée et y enlèvent un homme. Les percepteurs font leur tournée aussi et y enlèvent mille francs. L'homme et la somme sont transportés à Metz, l'une destinée à faire vivre l'autre, pendant un an, sans rien faire. Si vous ne regardez que Metz, oh! vous avez cent fois raison, la mesure est très avantageuse; mais si vos yeux se portent sur le village de A, vous jugerez autrement, car, à moins d'être aveugle, vous verrez que ce village a perdu un travailleur et les mille francs qui rémunéraient son travail, et l'activité que, par la dépense de ces mille francs, il répandait autour de lui.

    Au premier coup d'œil, il semble qu'il y ait compensation. Le phénomène qui se passait au village se passe à Metz, et voilà tout.

    Mais voici où est la perte. Au village, un homme bêchait et labourait: c'était un travailleur; à Metz, il fait des tête droite et des tête gauche: c'est un soldat. L'argent et la circulation sont les mêmes dans les deux cas; mais, dans l'un, il y avait trois cents journées de travail productif; dans l'autre, il a trois cents journées de travail improductif, toujours dans la supposition qu'une partie de l'armée n'est pas indispensable à la sécurité publique.

    Maintenant, vienne le licenciement. Vous me signalez un surcroît de cent mille travailleurs, la concurrence stimulée et la pression qu'elle exerce sur le taux des salaires. C'est ce vous voyez.

    Mais voici ce que vous ne voyez pas. Vous ne voyez pas que renvoyer cent mille soldats, ce n'est pas anéantir cent millions, c'est les remettre aux contribuables. Vous ne voyez pas que jeter ainsi cent mille travailleurs sur le marché, c'est y jeter, du même coup, les cent millions destinés à payer leur travail; que, par conséquent, la même mesure qui augmente l'offre des bras en augmente aussi la demande; d'où il suit que votre baisse des salaires est illusoire. Vous ne voyez pas qu'avant, comme après le licenciement, il y a dans le pays cent millions correspondant à cent mille hommes; que toute la différence consiste en ceci: avant, le pays livre les cent millions aux cent mille hommes pour ne rien faire; après, il les leur livre pour travailler. Vous ne voyez pas, enfin, que lorsqu'un contribuable donne son argent, soit à un soldat en échange de rien, soit à un travailleur en échange de quelque chose, toutes les conséquences ultérieures de la circulation de cet argent sont les mêmes dans les deux cas; seulement, dans le second cas, le contribuable reçoit quelque chose, dans le premier, il ne reçoit rien. — Résultat: une perte sèche pour la nation.

    Le sophisme que je combats ici ne résiste pas à l'épreuve de la progression, qui est la pierre de touche des principes. Si, tout compensé, tous intérêts examinés, il y a profit national à augmenter l'armée, pourquoi ne pas enrôler sous les drapeaux toute la population virile du pays ?

Au sujet du droit au travail, vu par les socialistes et vu par les économistes

    « Frères, cotisez-vous pour me fournir de l'ouvrage à votre prix. » C'est le Droit au travail, le Socialisme élémentaire ou de premier degré.

    « Frères, cotisez-vous pour me fournir de l'ouvrage à mon prix. » C'est le Droit au profit, le Socialisme raffiné ou de second degré.

    L'un et l'autre vivent par ceux de leurs effets qu'on voit. Ils mourront par ceux de leurs effets qu'on ne voit pas.

    Ce qu'on voit, c'est le travail et le profit excités par la cotisation sociale. Ce qu'on ne voit pas, ce sont les travaux et les profits auxquels donnerait lieu cette même cotisation si on la laissait aux contribuables.

    En 1848, le Droit au travail se montra un moment sous deux faces. Cela suffit pour le ruiner dans l'opinion publique.

    L'une de ces face s'appelait: Atelier national.

    L'autre: Quarante-cinq centimes.

    Des millions allaient tous les jours de la rue de Rivoli aux ateliers nationaux. C'est le beau côté de la médaille.

    Mais en voici le revers. Pour que des millions sortent d'une caisse il faut qu'ils y soient entrés. C'est pourquoi les organisateurs du Droit au travail s'adressèrent aux contribuables.

    Or, les paysans disaient: Il faut que je paie 45 centimes. Donc, je me priverai d'un vêtement, je ne marnerai pas mon champ, je ne réparerai pas ma maison.

    Et les ouvriers des campagnes disaient: Puisque notre bourgeois se prive d'un vêtement, il y aura moins de travail pour le tailleur; puisqu'il ne marne pas son champ, il y aura moins de travail pour le terrassier; puisqu'il ne fait pas réparer sa maison, il y aura moins de travail pour le charpentier et le maçon.

    Il fut alors prouvé qu'on ne tire pas d'un sac deux moutures, et que le travail soldé par le gouvernement se fait aux dépens du travail payé par le contribuable. Ce fut là la mort du Droit au travail, qui apparut comme une chimère, autant que comme une injustice.